Le Monde

Design : l'esprit des lumières
mars 2022

Design : l'esprit des lumières

« Et la lumière fut » : luminaires des années 1950 à 1980, à voir jusqu'au 26 mars, galerie Meubles et Lumières, 58, rue Mazarine, 75006 Paris.

« Signals », première exposition consacrée à Edward Barber et Jay Osgerby, un solo show sur les luminaires, à partir du 21 avril, galerie Kreo, 31, rue Dauphine, 75006 Paris.

Depuis soixante-dix ans, l'évolution des luminaires raconte les progrès technologiques et les changements dans nos modes de vie. Lampes polychromes de Marc Newson, poétiques chez Ingo Maurer, plissées pour Inga Sempé : deux expositions parisiennes nous éclairent.

Par Véronique Lorelle.

Comme des phares dans la nuit, des panneaux de signalisation, des feux rouges pour locomotives... les luminaires polychromes du duo britannique Edward Barber and Jay Osgerby bousculent les codes établis et réjouissent l'œil. Pour leur première exposition à la galerie Kreo de Londres jusqu'au 26 mars (avant la galerie Kreo de Paris, du 21 avril au 14 juillet), le tandem de créatifs installé depuis 1996 dans l'Est londonien – après avoir étudié ensemble l'architecture au Royal College of Art - n'a pas eu froid aux yeux. Il inaugure d'ailleurs une nouvelle ère de la lumière, sonnant le retour du lampadaire totémique, hypercoloré et fonctionnel. « C'est l'alliance d'un grand mât en fonte de bronze extrêmement stable, d'une structure qui peut tourner sur elle-même, et d'une lumière diffusée par de grands cônes de verre de couleur soufflés à la bouche chez Venini dans l'ile italienne de Murano, résume Clémence Krzentowski, cofondatrice de la galerie française Kreo, éditrice de design contemporain.

Ces abat-jours deviennent eux-mêmes lumineux comme des bonbons quand on éclaire la pièce, passant par exemple de corail foncé à un rouge rubis. » 

Exposition « Et la lumière fut », à Paris (devant, à droite), un lampadaire de 1972 en aluminium et acier poli, miroir sur la tranche d'Ico Parisi; (2e plan, à droite) le modèle Elysée (vers 1984) de Ronald Cecil Sportes pour François Mitterrand et (à gauche) un lampadaire trépied en alu de Verre Lumière (vers 1970).

Chacun des éclairages réunis ici raconte une évolution technique et un nouvel art de vivre en société. Les premiers architectes designers qui s'emparent de l'ampoule inventée en Angleterre au XIX° siècle s'interrogent : faut-il la montrer, la cacher ou bien la décorer ? A une époque où n'existaient pas les variateurs de lumière, certains adoucissent son éclat par l'usage d'un grand-voile (tel l'Italien Oscar Torlasco chez édition Lumi), du métal perforé (Pierre Diderot) ou d'un réflecteur au-dessus d'un diffuseur conique pour un rendu tamisé (la B211 de Michel Buffet). Tandis que d'autres (parfois ces mêmes créateurs un peu illuminés) ont usé de lentilles pour cibler la lumière. Ingo Maurer n'a cessé, lui, de tisser des poèmes autour des ampoules nues, ces bulbes qu'il habille de messages doux, d'ailes d'ange ou de papillons faits main (Flatterby en 2016)

Révolution de l'habitat

« Le luminaire après-guerre représentait une révolution, celle de l'habitat. Des appartements plus petits voient le jour, avec une classe moyenne et de nouvelles technologies, rappelle Guilhem Faget. Fini la salle manger avec son lustre bien centré au-dessus de la table. Cette dernière se trouve désormais près d'un mur on invente donc les appliques, mais aussi les potences, qui viennent orienter la source lumineuse, pour un ingénieux gain de place. » La rotule fait son apparition, qui permet de diriger l'abat-jour et donc la lumière selon les besoins, comme ce modèle rare des années cinquante de Robert Mathieu qui - pied en étoile et abat-jour double dit Diabolo - est capable, en se repliant un peu, de passer du lampadaire élancé à la simple liseuse.

D'où le succès aussi intemporel de la Lampe de Marseille (1954) conçue par Le Corbusier pour les habitations de la Cité radieuse : cette grande applique, symbole du modernisme (rééditée par Nemo) est devenue un objet culte, avec son long bras orientable aux deux articulations et son abat-jour aux deux cônes asymétriques en métal, permettant un éclairage direct et indirect tout à la fois. Elle incarne ce qui se faisait de plus intelligent au XX° siècle.

La lampe Chiara de Mario Bellini, éditée chez Flos. FLOS

Avec l'arrivée des LED - sous forme de petites diodes ou de ruban -, une nouvelle révolution s'est accomplie : les lampes empruntent des formes libérées de toutes contraintes, comme cette sculpture Torsion II (2021) du dinandier Hervé Wahlen en laiton martelé avec un rouleau électroluminescent caché dans ses volutes (une pièce entrée au Mobilier national cette année), ou ce cercle lumineux en hêtre massif, de la petite marque.

Comme un rayon de soleil. Elles peuvent aussi s'acoquiner avec tous les matériaux, même ceux qu'autrefois les ampoules à incandescence auraient consumé : abat-jour de papier plié (H&M Home), de coton délicatement plissé (collection Matin, par Inga Sempé pour Hay), de feuille de bois enrubanné (lampe Air, chez LZF). Le designer italien octogénaire Mario Bellini a lui-même revisité son lampadaire dessiné en 1969, le Chiara (Flos) revêtu d'un manteau brillant en acier, remplaçant notamment l'ampoule qui autrefois faisait chauffer le cylindre par une source LED avec variateur.
 Tous ces luminaires sont équipés d'un variateur, ce qui permet d'obtenir un éclairage très doux ou au contraire puissant, les plus grands modèles étant pourvus d'une source lumineuse supplémentaire à leur sommet. Entre 'halogène qui crache la lumière vers le plafond ou la lampe d'ambiance, les Londoniens avec leur collection Signals (quatre suspensions, trois lampadaires, une applique) n'ont pas voulu choisir. D'ailleurs, l'abat-jour en forme de cône est un peu leur signature. « Ces éclairages sont des objets techniques que nous n'avons pas cherché à adoucir par des courbes ou des ornements, a précisé le studio Osgerby. Ils sont radicaux, monolithiques mais ces attributs sont contrebalancés par l'artisanat d'art des abat-jour, œuvre de maîtres verriers. »

Héritage des années 1950

Le cône - cette « géométrie parfaite » et récurrente dans leur travail - est ainsi « mis en lumière » comme jamais. Coloré, mono ou polychrome dans des teintes à la fois vives et subtiles de vert mousse, bleu tourterelle ou safran... Pour retrouver des lampadaires multicolores, il faut remonter aux lampes Diodes (2003) signées de l'Australien de naissance Marc Newson, façon sucettes ou punching-ball fluos - ce sont les premiers éclairages en Corian, matériau composite que la star des designers a eu l'idée d'affiner pour que passe la

lumière (éditeur Kreo)-, ou bien à l'Easy Light (1979) du Français Philippe Starck avec ce néon enfermé dans un tube en polycarbonate doublé d'une résille rouge, façon sabre laser de La Guerre des étoiles.

Et surtout il faut revenir aux années cinquante, avec les modèles dessinés par les Français Pierre Guariche (comme la gracieuse G15 aux allures de mante religieuse pour Diderot avec son abat-jour de métal perforé vermillon) ou Robert Mathieu (lampadaire bouquet de fleurs en métal laqué rouge, vert et jaune). Sans compter l'Italien Gino Sarfatti, avec notamment la 1031/B pour Arteluce, un trois-mâts muni d'autant d'abat-jour vitaminés, jaune serin, rouge sanguin et gris souris.

« Les créations de cet Italien, qui avait dix ans d'avance sur les autres dans l'esprit, dans l'esthétique et dans les techniques, sont très recherchées, ainsi, d'une manière générale, que tous nos lampadaires vintage, signés des plus grands designers du XX° siècle, parmi lesquels Pierre Guariche, Robert Mathieu, Pierre Paulin, Michel Boyer, Max Ingrand, Angelo Lelli, etc., détaille Guilhem Faget, cofondateur, avec Alexandre Goult, de la galerie Meubles et Lumières, à Paris. Les architectes et collectionneurs plébiscitent ces éclairages élancés, qui, à côté d'un canapé aux lignes et confort contemporains, imposent leur style à une pièce, lui donnent de la hauteur et insufflent un sentiment de bien-être », précise l'antiquaire qui présente dans sa galerie une sélection pointue sous le titre Et la lumière fut, à voir jusqu'au 26 mars.Exposition « Et la lumière fut », à Paris (devant, à droite), un lampadaire de 1972 en aluminium et acier poli, miroir sur la tranche d'Ico Parisi ; (2e plan, à droite) le modèle Elysée (vers 1984) de Ronald Cecil Sportes pour François Mitterrand et (à gauche) un lampadaire trépied en alu de Verre Lumière (vers 1070).