



Le Point Montres
Les bijoux déraisonnables de Jean-François Pereña
Les joyaux de l’artiste bijoutier Jean-François Pereña sont mis en lumière à la Galerie Meubles et Lumières jusqu’au 21 décembre prochain. Un fascinant duel avec la matière.
Par Hervé Dewintre
Né en Espagne et formé à la sculpture au Musée des Beaux-Arts de Genève, Jean-François Pereña, né en 1946, est un artiste bijoutier qui réalise des pièces uniques prisées par les collectionneurs.
Du poil d’éléphant (une spécialité de la maison Van Cleef & Arpels dans les années 1910) au bois d’ébène en passant par le cofalit (issu de la fusion des déchets d’amiante vitrifiés), le bijou précieux sollicite une diversité de matériaux dont on peine à mesurer l’étendue. Cette diversité s’ordonne en deux catégories aux frontières poreuses. La première est imposée par la nécessité et stimulée par l’actualité : on pense aux bagues ou aux bracelets faits avec des fragments d’obus exécutés par les orfèvres des tranchées et portés par une aristocratie désireuse de manifester son esprit patriotique, on pense également aux diadèmes en acier réalisés sous l’Empire ou durant la première guerre mondiale. La seconde est alimentée par un irrésistible esprit de curiosité, proche d’une quête existentielle, qui proscrit systématiquement le banal. Les créations de Jean-François Pereña, qui fêtera bientôt ses 80 ans, appartiennent à cette deuxième catégorie.
L'illumination est venue d'une rencontre avec un objet inattendu. « Je me prédestinai à la sculpture et à la peinture, j'avais fait l'école des Beaux-Arts à Genève. En me baladant dans un marché aux puces, je suis tombé en admiration devant une chaussure dont le talon figurait une main taillée dans le cuir. On m'avait dit à l'époque qu'elle avait appartenu à une épouse du roi Farouk. » Un éclair. « Je suis tombé amoureux de cette matière que je trouvai formidable. Je me suis dit qu'on pouvait en faire des objets chargés d'émotions. J'aimai tout particulièrement le cuir utilisé la transmission des moteurs mais aussi le cuir façonnant les harnais des cheveux. En chaque couche, on mettait à l'époque une fibre imbibée de graisse d'os à moelle qui permettait de nourrir la peau sans qu'elle soit abimée par l'eau. » Les premières réalisations de l'artiste espagnol, adepte de Gaudi et du mouvement Bauhaus, s'apparentent à des sculptures portables. « L'idée c'était qu'elles puissent se mettre dans une poche. »
Les sculptures se transforment bientôt en bracelets constitués des peaux escortées de pierres dures ou fines, de métal, de végétaux, d'os, de cornes ou de matériaux composites. « Les colliers représentent désormais la majeure partie de ma production même si je réalise également des bagues, des bracelets et des boucles d'oreilles. Dans mon atelier de Rochebaudin dans la Drôme provençale, je travaille sur mannequin couture à partir d'un patron en papier carton sur lequel j'appose un croupon qui est du cuir très épais. Le collier doit épouser le corps et se faire oublier par un juste équilibre entre des formes géométriques volumineuses et les exigences ergonomiques. » Cette recherche engendre des parures sculpturales qu'anime une troublante confrontation entre la discipline des formes géométriques et la vitalité d'une esthétique primitive. « L'une de mes clientes, archéologue, m'a indiqué qu'elle aimait précisément l'emploi des matières déjà utilisées par nos ancêtres du néolithique. Il est vrai que certaines de mes créations me semblent archaïques. J'ai parfois l'impression qu'elles ont été faites il y a 2000 ans. » Cette « liberté primitive » des matières a précisément séduit la galerie Meubles et Lumières qui expose les créations de l'artiste bijoutier rue de Seine à Paris jusqu'au 21 décembre prochain.
Sur une récente création, la corne dialogue avec l'obsidienne, le coquillage, le cuir de lézard africain, un aileron de thon tanné, un champignon d'arbre, de l'estomac de chèvre et du cuir de crapaud, du caoutchouc, du galuchat de raie et de la céramique. « Ici, J'ai ajouté également un morceau de vinyle. C'est un disque de Beethoven. » précise l'artiste avant de nous inviter à essayer le collier. La pièce, qui semble vivante, exclut toute idée de rigidité malgré l'opulence de son volume. « Je dois pouvoir faire sortir ce que la matière a dans le ventre. Il est important de pouvoir absolument aller au-delà du raisonnable. Ce qui m'intéresse est l'émotion cristallisée dans la matière, son toucher, son odeur, sa température également. Certaines pierres sont froides tandis que la peau tannée et lissée est chaude. Le rapport du corps avec l'objet est au moins aussi importante que l'objet en lui-même. »
La métamorphose de la matière - à grands coups de polissage, modelage, teinture, vernissage, placage, gainage précédant l'assemblage final – sert une transposition des sensations. « A ma grande joie, je constate que mes bijoux intéressent les femmes – et les hommes - de tout âge qui constituent parfois des collections ». L'une d'entre elle, ordonnée autour de 81 pièces achetées au cours de ses 35 dernières années, a fait l'objet d'une dotation au Musée d'Art et d'Histoire de Genève. Un écrin à la mesure d'une vision qui transcende les genres et les habitudes. L'artiste cependant, ne prévoit pas d'arrêter son activité de sitôt. « J'ai collecté suffisamment de matières pour travailler encore environ 120 ans. »